Pourquoi écrire cette lettre ? – Acte 4/4 (fin)

ETERNEL RETOUR DE L’OUBLI


Il était chauve et avait mal dans tous ses os. Tandis que son mollet basculé dans le vide faisait tanguer le hamac Guyanais jusqu’à la limite du mal de mer, il observait les mouches surexcitées de ce début d’après-midi.
Elles étaient d’anciennes connaissances et avaient toute son affection car elles lui rappelait son enfance outre mer et surtout parce qu’elles irritaient tout le monde.

La grande pièce blanche échappait un peu à la chaleur et comme toujours l’esprit du vieux vagabondait en laissant venir à lui idées et émotions incontrôlées.
Souvent par le passé, il avait affirmé plus d’affinité avec ces mouches du Périgord qu’avec les gens de la grande cité dont il ne prononçait jamais le nom – comme si la nommer ouvrait pire que l’enfer : « la porte de l’échec ! » et avec ses bras écartés, il semblait englober toute l’espèce humaine.

Mouche du Périgord noir


Noyé dans ses rêveries, seuls les insectes l’entendaient marmonner sa litanie :
– C’ést complètement faux mais tellement plus beau
– Oui Oui, les choses sont toujours plus compliquées qu’on ne le pense
– Cette société moderne simplifie tout. Sur l’hypervision, sur les multi-galettes 3D et finalement dans la tête des gens, les réponses sont de plus en plus rapides et simples
– A croire que plus nombreux on est, moins on vaut. Plus la communication est possible, plus le nombre d’idées diminue.

Il était très heureux d’habiter une région reculée où les gens disaient encore des bêtises avec bon sens.
Dans ces cas là, il était le premier à dodeliner et à surenchérir.
« Je préserve le patrimoine ! » Disait-il.

 

Dans la pièce du bas un bruit insolite ne suffit pas à le distraire. Il avait pris depuis longtemps l’habitude d’attendre confirmation de tout ce que lui rapportait son ouïe affaiblie. On disait qu’il gardait toute sa tête mais sa mémoire flanchait souvent.
Il argumentait que cela n’avait aucune importance car le plaisir était d’inventer et de découvrir.

Ainsi, ces trous noirs lui permettaient officiellement cette joie plusieurs fois pour un même sujet.
Pourtant, conscient d’oublier de nombreuses et belles lumières, ces manques avaient eu raison de son moral. Il survivait, fataliste, en attendant un signe.

Bien que découpé par le plancher, le souffle d’une conversation insistait là en bas, puis … renonçant au suspens, l’escalier fatigué annonça une visite.
Une femme fit halte sur la dernière marche. Ses yeux agrandis par l’étrangeté de la pièce cherchèrent quelque chose de connu puis … déçus s’accrochèrent au regard du vieux.

Il ne l’avait pas vue depuis une cinquantaine d’années. Une femme d’1,78m et d’environ 75 ans c’est toujours bizarre … mais il écarta rapidement cette remarque.
Depuis toujours il laissait aux autres l’analyse des grosses différences pour ne se consacrer qu’aux insignifiantes.
Immédiatement reconnue car mille fois réinventée, elle senti le regard du vieux la traverser puis s’échapper, franchir la forêt encore immense pour cette époque de dévastation, chercher les traces, relire les lettres imaginées et jamais envoyées ni reçues, fouiller les pièces où jadis il l’attendait.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, la disparition des choses se fait sans violence.
Dans un premier temps elles ne sont plus indispensables, ensuite elles sont oubliées.
Ce n’est que bien plus tard que l’on se rend compte qu’elles ont disparu.

Ainsi, de génération en générations, même le besoin de la nature s’est évaporé.
Notre planète vogue dans l’infini, sans rancune pour ces hommes avec qui elle n’a plus aucune intimité.

La vie revint dans les yeux du vieux, et comme ramené du passé, un souvenir, une pensée triste décrivant la femme qui souriait devant lui – et puis ce regard de lui-même qu’il avait jadis pour elle, devenu à présent non indispensable puis perdu dans le temps et l’ennui.

Finalement, cela n’avait aucune importance. Les plaisirs passés ne rendent pas heureux aujourd’hui et les erreurs passées seront inéluctablement oubliées, de notre vivant ou un peu plus tard.

Toutes simagrées étaient entre eux inutiles, tout recul une trahison de la vie. Toutefois, il cacha l’extrême violence de son désintérêt et fut soulagé de réussir à dire : « Approches, assieds-toi et racontes-moi tout … ».

 

Pont de Castelnaud la Chapelle (Périgord noir)


Tard dans la soirée, au grand étonnement de ses proches, il sortit et regarda le fleuve.
Il monta dans l’anti-G et dit : « Haut Beynac ! Et que ça saute ! ».
L’engin, par un babillage insistant lui fit des reproches pendant tout le trajet jusqu’à l’arrêt total.
Il l’appelait « la bavette », ne suivait aucune instruction et ne lui répondait jamais.
Il laissa le véhicule sur le monticule en lançant une dernière blague sur les bouts de plastique bavards.

Comme Merlin plongeant dans sa grotte, il pénétra dans le paysage avec ce qui restait ça et là de reflets de ce qu’avait été la Dordogne tout en bas.

La nuit précédente, il avait rêvé de Geoffroy. Il avait encore subit la honte de vivre et la compréhension de vivre pour rien. « Qu’y a t-il d’autre à comprendre ? » pensa t-il ?

De la visite de l’après-midi il ne restait que le signe de l’évidence. Le souvenir de sa vie s’effaçait devant l’écrasante nostalgie de ses rêves et de ce pays dont il serait éternellement l’étranger, le découvreur.
Mille fois il avait cherché la clairière près de Tursac en se traitant de vieux débile. Mais il avait renoncé à comprendre pourquoi il était là et pas Geoffroy.

Ce soir là, il se parla avec tendresse : « Mon gars, une fois de plus, la fin est proche ».

Puis, persuadé et indécrottable :  » Comment te retrouverai-je mon Périgord ? »

Périgord noir Beynac

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