Un an à Imouzer du Kandar – Histoire 26

Voilés.

Un américain et sa compagne sont arrivés en ville.
On a déjà mangé ensemble la veille et là, devant la mosquée d’Imouzer on rencontre Ali le marchand de tapis avec son épouse voilée.
Il s’adresse aux américains : « Alors ! Vous aussi vous êtes fous ? ».
Je prends pour moi la réflexion mais je m’en fiche car j’ai en moi la tristesse d’un décès.
Peut-être aussi, est-ce la seule explication pour qu’un étranger atterrisse ici.
Négligeant l’air offusqué de l’américaine et sans attendre de réponse il me dit avec un grand sourire :
« Il y a longtemps que tu n’es pas passé nous voir – Venez tous ce soir à la maison pour un tajine comme tu les aimes. »
On se regarde : « D’accord et merci ».

Le soir, on survit aux chicanes des ruelles qui découragent,
moi devant, l’Indiana derrière, la lourde porte s’ouvre et les murs lépreux restent neutres.
On mange dans une sorte d’alcôve qui donne sur la cour intérieure de chez Ali.
Les femmes, dont celle d’Ali ont préparé le repas mais ne mangeront pas avec nous.
Il y a le frère d’Ali et un cousin qui travaille avec lui.

L’américaine s’exclame : « Mais c’est un vrai palais ici – c’est magnifique ! ».
« Vous devez être surpris par nos coutumes ? » dit Ali aux américains.
« Que pensez-vous du port du voile, par exemple ».
Pour Ali, être moderne c’est être direct, surtout avec les occidentaux. Faute d’entraînement, il l’est sans nuance.
L’américain qui a beaucoup bourlingué éclate de rire et dit : « oh la la ! Je me méfie trop de moi-même pour vous répondre ! »
Ali apprécie la réponse et rit aussi, puis en me tapant sur l’épaule, s’adressant à l’américaine,
« Un jour je lui ai demandé s’il connaissait l’Amérique … il m’a répondu qu’il suffisait de lire David Goodis ! … il est fana de littérature et de marche sur le Kandar.
Que cherche t-il là-haut ? Manarf * ! Moi je m’intéresse au commerce. »
Son cousin me regarde et amicalement, avant qu’Ali ne parle de tapis, me demande : « Et vous qui vivez parmi nous ? Quelle est votre vision du refus du voile par les occidentaux ? »

Qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Ce que pensent les occidentaux !
Bien sûr que je pouvais disserter sur le sujet, donner des explications … sinon même donner un avis sur le futur – futur qui ne pourra se passer des femmes émancipées, au Maroc comme ailleurs.
Et ce lien étroit avec la natalité qui doit passer de mode dans notre monde surpeuplé avec ces femmes à qui on ne laisse qu’un territoire – celui de la maison et donc ses nombreux enfants.
Ce n’est pas ce que je pense : c’est ce que j’imagine du futur. C’est très rare de penser.

Mais j’adore Ali et sa femme et je trouve belle la diversité … alors, comme l’américain je resterai voilé … et chercherai la réalité loin des humains, sur le grand Kandar,
avec ses brindilles qui craquent sous mes pas comme un squelette très ancien dont je serais le préhistorien platonique, mon Kandar, avec sa terrible absence de sérénité, son vide de tranquilité :

« Sachez que j’aime aussi le cinéma.
Sergio Leone adorait les gros plans très serrés … c’est vrai qu’il les réservait plutôt aux hommes, on ne voyait que les yeux.
Et puis il y en a d’autres comme Eric Rohmer qui vient de mourir qui détestent les plans serrés.
C’est vrai qu’il filmait surtout des femmes.
Il voulait voir leurs bras, leurs formes parmi les coussins, leur façon de nous parler avec leur corps.
Et son implacable et si fragile mémoire pelliculaire nous restitue sans faille tel mouvement de leurs cheveux, de leurs mains, de leurs lèvres avec leurs fabuleux sourires.

Lui, Eric Rohmer qui vient de mourir, pensait que le gros plan n’était pas un plus mais une perte – UNE SOUSTRACTION ».

« Et pour répondre à Ali sur le massif du Kandar, figurez-vous que je trouve une nouvelle réponse lors de chacune de mes marches,
et la plus évidente lorsque je vois ce que les hommes font aux hommes depuis toujours, c’est CHAMFORT qui nous le dit (les français ont tout dit) :
«On est plus heureux dans la solitude que dans le monde. Cela ne viendrait-il pas de ce que dans la solitude on pense aux choses, et que dans le monde on est forcé de penser aux hommes ?»

* Manarf : Je ne sais pas.

Fes quartier des tanneurs

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