Une heure, une heure seulement

Aragon Bardenas Reales – région sud, La Negra.
Après une bonne balade sur le cabezo del Fraile (565m), je redescends et me perds car des failles ravinées m’empêchent de retrouver ma voiture.
Renonçant à rester propre, je dévale dans la poussière et plante mes doigts dans l’argile pour remonter.
Finalement ce n’était pas grand chose et je roule vers un village où j’ai repéré il y a deux jours un Bar-Tapas-Pinchos.
L’aventure commence maintenant – il est 15h.

A 50m du bar, lorsque je sors du véhicule, je me dis qu’il est bien ouvert et qu’il y a beaucoup de monde.
Sans trop regarder car j’ai très faim, je pénètre dans l’établissement qui me parait très simple, comme j’aime, mais je ressors aussitôt par pur reflexe pour voir s’il y a des tables au dehors _ il n’y en a pas.
Je n’ai pas eu le temps d’analyser quoi et comment mais j’évalue approximativement à 110 le nombre de décibels.

J’ai très faim _ je repasse la porte et regarde plus attentivement :
OK ! C’est la télé ! Certainement qu’ils ont mis le curseur à fond avant de l’allumer et ensuite plus rien n’a bougé.
Six personnes dans l’établissement, toutes au bar, une dizaine de tables vides.
La particularité extraordinaire des six personnes _ sept avec la patronne _ c’est qu’elles couvrent le son de la télé _ l’exploit mérite malheureusement d’être souligné.
D’ailleurs, pour en terminer avec la télé, je suis le seul à y jeter un coup d’œil craintif et rempli d’incompréhension _ détail horrible : tout comme en France le son monte pour la publicité.

Il reste deux tabourets libres, j’en écarte un pour m’éloigner des trois gars qui rigolent comme des bossus, je fais un geste vers la patronne et hurle que muchos gracias je désire ardemment une tortilla con patatas avec ensalada et cerveza fría.
Je suis surpris moi-même de ne pas entendre ma voix. La patronne, visiblement très entrainée a dû lire sur mes lèvres et me fait un grand sourire.
Elle m’apporte d’abord la bière que je siffle d’une traite pour effacer la poussière du ravin.
La patronne reviens avec la tortilla et je lui demande un verre de Rioja… Possible ? Elle a un rictus pincé et provocant, en relevant la tête comme si quelque-chose pouvait être impossible sur ces terres érodées et actuellement inondées par l’Ebro.

Alors que j’enfourne une bouchée, deux nouveaux clients arrivent _ très vieux tous les deux _ le plus décati s’aide de deux béquilles pour marcher.
Faisant mine de regarder la télé je les observe bien. Le bruit ne semble pas les choquer. Ils arrivent vers moi, le plus valide prend l’unique tabouret et l’autre reste debout en équilibre instable _ il me semble qu’il me dit bonjour _ je murmure un petit « hola ! » avec hochement de tête, inutile de forcer.
Je descends de mon siège et lui propose d’un geste de le prendre. Il se raidit _ je pense que le regard du torero Belmonte à qui un taureau aurait dit d’en rester là et de demeurer bons amis, oui ce regard aurait bien ressemblé à celui que j’avais en face de moi.
Certain que ce vieux est de la même race « ou tu t’enlèves, ou le taureau t’enlève » et je me souviens que pour Juan Belmonte, le suicide n’était que la suite logique d’un échec.

Je passe commande d’une petite croquette de merluza et mon voisin commande trois verres de vin rouge. Dans le sien il met de l’eau gazeuse, son copain aussi et il pousse le troisième vers moi, nature, le pire est évité. Je remercie, ils finissent leurs verres. Avec la main en arc de cercle je propose une tournée mais non, ils doivent partir d’urgence _ ils me disent pourquoi, je ne comprends rien _ certainement le repas … et puis la sieste _ le valide remet les pieds au sol et comme s’il partait à la guerre lance à la population concernée un grand VAMOS qui m’enlève tout espoir de réentendre un jour et au reste du monde il hurle ADIOS !
Je n’aurai plus qu’à chercher une pharmacie.

Je demande l’addition, la patronne m’apporte un ticket qui m’évite de faire répéter le montant, elle se penche par dessus le comptoir… je me penche aussi et, certainement pour la détruire définitivement, elle m’hurle dans l’oreille la question qui la turlupine depuis le début : d’où vient mon accent !
Tout le monde s’arrête de parler et me regarde, à la télé la souris laisse tomber sur le chat une grosse enclume, j’éclate de rire pour une raison qu’elle ne comprendra jamais et lui dit : francès ! Elle est très étonnée mais ne dis rien.
Il faudra que j’arrête de rouler les R, si ça se trouve j’ai l’accent Bulgare.

Une bulle invisible explose lorsque j’atteins la voiture. Il demeure comme un sifflement persistant dans l’oreille.
Le bruit déstabilise et le dommage collatéral se situe peut-être sur le plan psychologique.
Je souffle, mi mars il fait 26°, je lève les yeux vers un clocher mudejar tordu que je n’avais pas vu _ il semble fuir le bar, se tournant vers le désert. Tout comme les cigognes il me rappelle le pays où je suis né, pays bientôt perdu une deuxième fois suite aux radotages présents de l’histoire, je ressens de la fatigue et de la tristesse.
D’accord, la fatigue vient certainement du Cabezo del Fraile. Cependant, je ne sais pas si c’est un proverbe mais j’ai le sentiment désastreux que ça pourrait l’être : Perdu deux fois, perdu à jamais… Je mets donc une majuscule à Perdu, c’est la règle après deux points.

Pradilla de Ebro (Aragon-Ribeira alta del Ebro)

Ascension du cabezo Del Fraile (Navarre-Bardenas La Negra)

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1 réponse à Une heure, une heure seulement

  1. Roginski dit :

    Je pensais compte tenu de ma lourde hérédité être immunisée contre les violences vocales mais comme tu l as bien décrit…l Espagne n a pas son pareil dans ce domaine !
    Fabienne

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